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1996, Robert Enrico à propos des décors de ses films

1996, Robert Enrico à propos des décors de ses films

Le cinéaste est né le 11 avril 1931. Durant ses 45 ans de carrière, le réalisateur-scénariste a apporté une attention particulière à un aspect peu évoqué dans le succès des films : les lieux de tournage et les décors. En 1996, à Cannes, il revenait sur cette question.


Par la rédaction de l'INA - Publié le 18.02.2021 - Mis à jour le 08.04.2021
 

Cannes, mai 1996, en compagnie de André Halimi, Robert Enrico évoque les coulisses de quelques-uns de ses tournages.

"Pour moi qui vient du documentaire, le décor est essentiel"

"Robert Enrico, quelle est l'importance des décors dans un film ? Est-ce que les décors sont interchangeables ? Est-ce que quand on tourne dans une ville on peut tourner dans une autre ville" ?
 
Robert Enrico est catégorique : "non, enfin pour moi, ils ne sont pas interchangeables. A mon avis, ils ne sont pas interchangeables, sinon ça veut dire que c'est passe-partout, que le décor n'a pas d'importance. Or pour moi qui vient du documentaire, le décor est essentiel. Alors j'ai un exemple, j'avais besoin de l'endroit le plus lointain de la France vers l'océan Atlantique jusqu'à la pointe de la Hague, parce que l'histoire, c'était deux jeunes gens qui rêvaient de partir, poursuivis par la police. Et ils vont finir leur vie là, face à la mer, face au grand large. Donc c'était essentiel que ce soit dans la presque-île du Cotentin". [Il s'agit du film Les caïds].

Fort Boyard écrin du film Les Aventuriers

"Et l'autre mais qui est plus intéressant, c'est que j'ai écrit la fin d'un film à partir d'un décor. Il s'agit du fameux Fort Boyard que tout le monde connaît maintenant à cause du jeu de télévision, et à l'époque il était complètement abandonné. Moi, je l'ai aperçu un matin parce que j'étais invité chez des amis qui avaient une maison de pêcheur. J'ai vu cette espèce de muraille en mer avec ces fenêtres noires, et j'ai dit "Mais qu'est-ce que c'est ? ". Il me dit "C'est le Fort Boyard", donc j'y ai été et j'ai découvert cette architecture admirable du temps de Napoléon, avec une ellipse parfaite, avec les deux foyers où les sons fonctionnaient complètement. Et ce lieu était tellement magique que quand on a écrit "Les Aventuriers" avec [José] Giovanni et [Pierre] Pelegri, on a dit "On va terminer le film là". Donc c'est le décor qui nous a inspiré toutes les séquences qui s'y passent, vous voyez, donc le décor est essentiel" !

Au Nom de Tous Les Miens tourné à Budapest

Le cinéaste évoque ensuite l'importance de l'architecture et les moyens de la mettre en valeur : "Alors en effet, maintenant on parle de délocalisation, on va tourner Versailles en Pologne, on va tourner je ne sais quoi ailleurs. Bon, on recherche quand même une architecture. Moi quand j'ai fait "Au Nom de Tous Les Miens", j'avais besoin de de retrouver le ghetto de Varsovie, et le ghetto de Varsovie a été détruit, reconstruit, donc, qu'est-ce que j'ai fait ? On a recherché dans une capitale européenne quel était le le quartier qui était le plus proche de ce que pouvait être le ghetto. Et c'est on a trouvé ça à Budapest. Vous voyez, donc on peut quand même tricher sur les décors, mais au départ, le décor est essentiel, parce que c'est l'atmosphère d'un film. C'est l'atmosphère des personnages, enfin ça agit complètement sur l'histoire que vous racontez".

L'intérêt de la Normandie et de la pointe de la Hague 

André Halimi lui demande ensuite la relation qu'il entretient avec la Normandie, région où beaucoup de films ont été tournés, et si les décors normands sont particulièrement intéressants pour un cinéaste ?
 
"Pas forcément, je pense que les gens qui vont en Normandie, chacun parle de Deauville, des belles plages. Lelouch l'a immortalisée dans "Un Homme et Une Femme", je crois que c'est une très belle région, très précise. Bon c'est pas la tempête, c'est pas le grand océan, mais c'est des plages longues qui sont psychologiquement intéressantes pour les personnages. Alors pourquoi on va en Normandie ? De fait, c'est à 220 kilomètres de Paris, et c'est la mer la plus proche. Si la mer joue un rôle essentiel, donc c'est là qu'il faut aller. La Méditerranée est plus joyeuse, c'est plus ensoleillé, c'est différent. Bon autrefois tout le monde venait à Nice pour tourner des films sur la Côte d'Azur, parce que y'avait la mer, la montagne, les palaces et tous les vieux quartiers... vous voyez chaque région a un peu sa spécialité".

Il revient sur l'intérêt de la Normandie, "mais ce qui est intéressant dans la Normandie, c'est la pointe du Cotentin, parce qu'il y a là une région qui s'appelle la pointe de la Hague, qui est en plus complètement vierge de tout autour, parce que les gens ont obtenu qu'on enlève les lignes électriques des poteaux à cause de l'usine de retraitement nucléaire, et donc vous êtes dans un paysage complètement vierge de tout. C'est magnifique et ça ressemble énormément à l'Irlande. C'est d'ailleurs Didier Decoin qui me l'a fait découvrir, puisqu'à l'époque je travaillais avec lui. Il m'avait invité à venir visiter la Hague, et tout d'un coup le décor m'a plu, et je me suis dit "Ici c'est le bout du monde".  

Le choix du décor naturel du Vieux fusil 

"Ben c'est un peu, vous savez, écrire un scénario avec des scénaristes, pour un réalisateur, c'est un peu une psychanalyse mutuelle, et donc on parle de ses souvenirs, des choses qu'on aime. Là, on cherchait un lieu magique, donc Fort Boyard, comme je vous ai expliqué, on l'a trouvé. Donc il a été trouvé avant qu'on écrive. D'habitude, on écrit l'histoire et ensuite, en fonction des personnages, on cherche la région dans laquelle ça pourrait se passer. Quand j'ai écrit le "Le Vieux Fusil" avec Pascal Jardin, il nous fallait la période où il y avait le plus de lois en France parce que c'était la fin de la guerre, les allemands partaient, la Résistance prenait le pouvoir, l'armée régulière n'était pas encore là. Donc on cherchait une région de France où il pouvait se passer notre histoire. On a hésité longuement entre la région d'Alsace-Lorraine et le Périgord, enfin le sud-ouest, et on s'est aperçus que le sud-ouest était beaucoup plus intéressant. Pourquoi ? D'abord parce que c'était le siège de maquis très importants, il y avait les rouges qui étaient venus s'y réfugier, les républicains après la guerre d'Espagne. C'était une région qui était plutôt une région de repos puisque la chose incroyable, c'est que la division Das Reich avait comme point de repos, Montauban. Et donc, on s'est dit, c'est le lieu magique pour y faire notre histoire. En plus autour d'un château, alors vous savez que cette région est pleine de châteaux le long de l'Ardèche, de l'Aveyron, et donc on s'est dit, c'est là qu'il faut tourner pour notre histoire. Alors après, on est allés sur place, on a fouillé toutes les archives historiques pour retrouver des traces, des vraies racines à notre histoire, qui était une histoire abstraite au départ".  

Peut-on se tromper dans le choix d'un décor ? 

Robert Enrico plaisante : "Vous savez un metteur en scène est de mauvaise foi, donc il ne regrette rien. Il dit "J'ai choisi ça, c'est le meilleur décor qui peut aller". On n'a pas de regret, non. Je crois que si on avait des regrets on ne ferait plus de cinéma. Il faut foncer, avancer et faire". 
 
 "Moi le temps ne m'a jamais... si c'est une histoire qui se passe dans un pays ensoleillé, on ne peut pas mettre de la pluie. Mais moi je prends un autre exemple, "Les grandes Gueules" où Giovanni avait situé son roman dans les Vosges. Bon il a été question à un moment de tourner le film dans la forêt de Fontainebleau, alors j'ai convaincu les producteurs en disant : la forêt de Fontainebleau, y'a pas de montagne, c'est des petites collines, c'est de la forêt organisée et plantée. Les Vosges, y'a un côté sauvage, et si Giovanni a écrit son histoire là-bas, c'est que ça vaut le coup d'y aller. "Oui mais c'est très loin, ça va coûter de l'argent, il faut prendre des hôtels, alors que à Fontainebleau, on peut y aller tous les matins et rentrer le soir." Je dis "Oui mais on écrit une histoire assez sauvage et assez forte". On a été dans les Vosges, et on a découvert les vieilles scieries qui marchaient avec les roues à eau comme les moulins des débuts, et tout d'un coup, il s'est avéré que notre histoire, avec la violence qu'on racontait et l'amitié ne pouvait que se passer dans les Vosges. Donc on n'a on n'a jamais regretté. Mais les producteurs ont regretté parce que ça a coûté un peu plus cher...", plaisante-t-il. 

L'osmose entre ses personnages et la pointe de la Hague dans le film Les caïds 

"Ben écoutez, la Hague, c'est très simple : c'est plat, c'est entouré de murs, c'est la pointe donc, c'est des prés entourés de murets de pierres, qui ressemblent un peu à un lieu géométrique, comme un labyrinthe, et en fait c'est un peu dans ce sens-là que j'avais choisi le décor, parce que ça me faisait penser à un labyrinthe. Et donc ces deux jeunes gens poursuivis par les forces de police finalement passaient d'un carré à l'autre, et se retrouvaient bloqués devant la mer, ne pouvant plus revenir. Alors un décor, en effet, a une signification ... Pourquoi le Fort Boyard ? Parce que c'est une ellipse parfaite et que quelque part l'amitié des trois personnages avaient des rapports avec ça. Mais ce sont des choses qu'on se dit après, on se les dit pas avant, en choisissant". 
 
André Halimi liste quelques films tournés dans cette région : "Truffaut a tourné "Deux anglaises et le Continent", Brialy "Un bon petit diable", Pierre Granier-Deferre "Etoile du Nord", Billy Wilder "Fedora", c'est un lieu très très prisé !" 

Le monde au cœur de la France 

Robert Enrico évoque une autre région prisée, "avec les aides régionales, beaucoup de gens vont tourner dans la région Rhône-Alpes, mais parce que c'est très riche comme décor. Il y a plusieurs villes, il y a la montagne, il y a le lac, un fleuve.. Mais en général, ce sont des histoires où le décor n'a pas d'importance parce qu'on pourrait les situer ailleurs. Et je pense que lorsque dans un film le décor devient primordial, dans la mesure où il a une valeur symbolique, alors là, on ne peut pas tourner n'importe où, on ne peut pas l’inter-changer" et il avoue avoir une carte des régions de France dans sa tête, "Pour moi oui, parce que j'ai fait dans mes débuts de jeunesse, plein de films pour le ministère de l'agriculture. Quand on parle agriculture en France, qui est le pays le plus agricole de l'Europe, c'est toute la France. Donc au fur et à mesure de ces courts-métrages, j'ai découvert pratiquement... je connais très bien toute la France. Et de fait, il y a un paquet de décors extraordinaires : les Cévennes c'est magnifique ! parce que j'y ai tourné l'Alabama. Et puis un historien américain m'a dit "Mais où est-ce que vous avez tourné aux Etats-Unis cette séquence ?", c'était la "La Rivière du Hibou". Mais j'ai dit "En France, au cœur de la France". Vous voyez donc, il suffit à travers des photos, de retrouver le climat d'un pays, d'une région et puis de trouver la transposition ailleurs. Ce que j'ai fait parce qu'il n'était pas question qu'on aille tourner aux Etats-Unis".

Il poursuit par une anecdote originale, "mais voilà, puisque vous parlez de ça, il y a un truc qui est très drôle. Il me fallait une maison coloniale du Sud des Etats-Unis. Le producteur, on faisait un court-métrage, on n'avait pas beaucoup d'argent et on s'est mis à chercher, et on a découvert dans les archives qu'il y avait eu une exposition coloniale, je crois en 37 ou 36, et qu'il y avait une maison du Sud des Etats-Unis qui avait été construite pour cette exposition, et qu'un amateur français l'avait racheté. Et devinez où elle était ? Près de Champigny, dans la forêt. Donc j'ai été la voir, il y avait d'autres maisons qui s'étaient construites à côté, puis en cadrant bien, j'ai situé cette maison comme si elle était aux Etats-Unis, mais elle était parfaitement authentique sur le plan de l'architecture. Voilà c'est marrant. Il y a à chaque fois des découvertes comme ça..."

Florence Dartois


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