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L'élargissement de l'OTAN, pomme de discorde entre Russie et Occident

L'élargissement de l'OTAN, pomme de discorde entre Russie et Occident

INTERVIEW - Alors que Vladimir Poutine a lancé les troupes russes dans une vaste offensive contre l'Ukraine, jeudi 24 février, nous republions l'entretien qu'Anne de Tinguy, spécialiste de la Russie, nous avait accordé le 8 février à propos de l'élargissement de l'OTAN depuis la chute du mur de Berlin, un élargissement que Vladimir Poutine n'a de cesse de dénoncer comme une « trahison » de l'Occident vis-à-vis de la Russie. Ses propos sont accompagnés de quatre archives de l'INA. 

Propos recueillis par Cyrille Beyer - Publié le 08.02.2022 - Mis à jour le 24.02.2022
 

INA - Vladimir Poutine n’a de cesse de répéter que les Occidentaux ont « trahi » leurs « promesses » vis-à-vis de l’élargissement de l’OTAN au début des années 1990. Qu’en est-il ?

Anne de Tinguy - Dans les mois qui suivent la chute du mur de Berlin, en novembre 1989, l’Europe vit un moment de bouleversement immense. Dès que les pays d’Europe centrale et orientale retrouvent leur liberté, ils se tournent vers l’Occident. La disparition du camp socialiste européen sape les fondements de l’empire soviétique. La réunification de l’Allemagne est un des éléments fondateurs de la fin de la guerre froide. Sur la question, majeure pour l’URSS de l’appartenance de l’Allemagne réunifiée à l’OTAN, Gorbatchev a, tout au long de l’hiver et du printemps 1990, un discours très ferme : « une extension du territoire de l’OTAN serait inacceptable ».

Mais en définitive, il finit par accepter une réunification de l’Allemagne en n’ayant plus que des exigences très limitées. En juillet 1990, lors de ses conversations avec le chancelier Kohl, à la demande de celui-ci, il confirme que « l’Allemagne unifiée est membre de l’OTAN » en se contentant de demander qu’il n’y ait pas de troupes de l’OTAN sur le territoire de l’ancienne Allemagne de l’est pendant une période de transition, c’est-à-dire tant que des troupes soviétiques y seront stationnées.

Gorbatchev ne demande alors plus rien d’autre. Il ne demande d’engagement écrit ni sur la future architecture de sécurité européenne et sur la place que l’URSS pourrait y avoir, ni sur un éventuel élargissement de l’Alliance atlantique à l’est au-delà des frontières de l’Allemagne unifiée.

On peut donc considérer que la question allemande est le premier élargissement de l’OTAN à l’Est, effectué avec l’accord de Moscou. Il n’existe aucun document écrit de ces années cruciales de 1990 et 1991 qui fasse état d’une « promesse » occidentale donnée à l’URSS de ne pas élargir l’OTAN au-delà de l’Allemagne. Un recueil de documents sur « La question allemande » publié en 2006 par la Fondation Gorbatchev en témoigne.

Si cet engagement n’a pas été écrit noir sur blanc, a-t-il pu cependant être évoqué au cours de discussions diplomatiques ?

La question de l’élargissement à l’est de l’Alliance Atlantique n’a pas véritablement fait l’objet de discussions pendant ces mois cruciaux de 1990. Mais la question a en effet été évoquée oralement, les travaux de l’historienne Mary Sarotte le confirment. Elle l’a été en janvier 1990 par Hans-Dietrich Genscher, ministre fédéral des Affaires étrangères, et le 9 février par James Baker lors de sa rencontre avec Gorbatchev. Elle l’a aussi été un an plus tard, en mars 1991, par John Major, le Premier ministre britannique, qui déclare qu’il « ne voit pas qu’aujourd’hui ou demain les pays d’Europe de l’est puissent devenir membres de l’OTAN ». Des déclarations qui n’ont pas débouché sur des discussions entre Soviétiques et Occidentaux.

Pour comprendre l’évolution des positions de Gorbatchev, il faut avoir présent à l’esprit le contexte : la fin de la guerre froide – l’URSS passe en quelques mois du statut d’ennemi n°1 de l’Occident à celui de partenaire – ; les excellentes relations nouées par Gorbatchev avec ses partenaire occidentaux ; son très grand optimisme – toujours persuadé que les « forces de l’histoire » vont dans le bon sens, c’est-à-dire dans le sens souhaité par Moscou – ; les bouleversements qui sont en cours en URSS qui s’effondrera, rappelons-le, quelques mois plus tard ; la terrible crise financière qu’elle traverse : l’URSS étant au bord de la faillite financière, obtenir des crédits de l’Occident, notamment de l’Allemagne, est alors une préoccupation majeure de Gorbatchev.

De plus Moscou obtient alors de l’Allemagne un certain nombre d’engagements très importants pour l’URSS sur les frontières, les armes nucléaires, l’aide économique, etc. Dans ce contexte, l’élargissement de l’OTAN n’apparaît pas alors comme une préoccupation majeure.

Signe des bonnes relations qui prévalent à cette époque : Moscou envisage alors d’intégrer l’OTAN. En décembre 1991, dans une lettre adressée aux Etats membres de l’Alliance atlantique, Boris Eltsine, président de la Fédération de Russie qui met officiellement fin à l’URSS le 25 décembre 1991, pose « la question de l’adhésion de l’URSS à l’OTAN en tant qu’objectif politique à long terme ». On retrouve cette idée dans la bouche d’Andreï Kozyrev, le ministre des Affaires étrangères de Boris Eltsine.

Sommet de l'OTAN à Rome
1991 - 01:17 - vidéo

Sommet de l'OTAN à Rome. Un reportage du JT de France 3 diffusé le 7 novembre 1991.

En 1999, la Pologne, la République tchèque et la Hongrie adhèrent à l’OTAN. Que s’est-il passé durant cette décennie 1990 pour finalement engager l’élargissement de l’Alliance atlantique ?

Les premières années de la décennie sont marquées par une très grande coopération entre Occidentaux et Russes. Dans une Europe désormais réunifiée, l’Alliance Atlantique développe très rapidement des coopérations avec les pays de l’est, y compris avec ceux issus de l’ex-URSS. En décembre 1991, le Conseil de coopération nord-Atlantique est créé, les nouveaux Etats indépendants y adhèrent en 1992.

Deux ans plus tard, le rapprochement se confirme avec la création du programme de Partenariat pour la paix : l’OTAN offre au pays partenaire d’être associé à plusieurs de ses activités selon un programme et à un rythme négociés individuellement entre l’Alliance et le pays partenaire. Le succès est immédiat. La Russie y adhère elle aussi en 1994.

Mais petit à petit, entre la Russie et ses partenaires occidentaux, la méfiance revient et les relations se détériorent, elles deviennent d’autant plus difficiles que les espoirs occidentaux de voir la Russie se démocratiser sont douchés par les désordres et la corruption qui se développent en Russie et par la guerre en Tchétchénie.

Parallèlement, il est difficile pour les Occidentaux de refuser aux Tchèques, Polonais et Hongrois, de rejoindre l’OTAN, au vu de leurs souffrances durant la Guerre Froide. Aussi le principe de leur future adhésion est-il acté dès 1997. Jacques Chirac et Helmut Kohl ont alors déployé des efforts considérables pour éviter que la Russie se sente exclue ou humiliée. Mais sans véritablement la convaincre. Français et Allemands sont restés, pour ainsi dire, à mi-chemin de leur initiative d’ancrer la Russie dans le camp occidental.

D’aucuns pensent, comme Mary Sarotte, que cet élargissement aurait pu se faire différemment, plus progressivement, en s’appuyant notamment sur le Partenariat pour la paix, plutôt qu’une adhésion rapide, pleine et entière, à l’OTAN, de ces trois pays. En 2004, la Bulgarie, l'Estonie, la Lettonie, la Lituanie, la Roumanie, la Slovaquie et la Slovénie intégreront à leur tour l’OTAN.

Les nouveaux à l'OTAN
1999 - 01:55 - vidéo

La Pologne, la Hongrie et la République tchèque rejoignent l'OTAN. Un reportage du JT de France 2 diffusé le 12 mars 1999.

Où se situe alors la position de l’Ukraine dans ce vaste élargissement de l’OTAN à l’Est ?

Dès les années 1990, les relations entre l’Ukraine et la Russie sont très difficiles. Au sein de l’espace postsoviétique, l’Ukraine reste à l’écart des initiatives prises par la Russie. D’emblée elle prend ses distances avec celle-ci et affirme un désir de « retour à l’Europe ». Elle est le premier Etat de la Communauté des Etats indépendants à adhérer au Partenariat pour la paix et elle est par la suite un Partenaire très actif.

En mai 1995, le président ukrainien Koutchma soutient l’idée de l’élargissement à l’est de l’Alliance atlantique, celle-ci étant, déclare-t-il, « un facteur de stabilité et de sécurité en Europe ». Par la suite Kiev conforte progressivement ses liens avec l’OTAN. En 2002, le président Koutchma annonce que son pays souhaiterait en devenir un jour membre.

La situation se cristallise lors du sommet de l’OTAN de Bucarest, en avril 2008. L’Alliance n’accorde pas à l’Ukraine et à la Géorgie le plan d’action pour l’adhésion (MAP), préalable à l’adhésion, - les Français et les Allemands s’y sont opposés -, mais elle reconnaît leurs aspirations euro-atlantiques : le communiqué final ne mentionne aucune date, mais déclare que « ces pays seront membres de l’OTAN ».

Bilan du sommet de l'OTAN à Bucarest : l'Ukraine et la Géorgie devront patienter avant d'intégrer l'Alliance Atlantique. Un reportage du JT de France 3 diffusé le 4 avril 2008.

Quelle a été l’évolution de l’opinion ukrainienne vis-à-vis de la question de l’adhésion de leur pays à l’OTAN ?

Au moment du sommet de Bucarest en 2008, les enquêtes d’opinion le montrent, les Ukrainiens ne sont majoritairement pas favorables à l’adhésion de leur pays à l’OTAN. Progressivement, et surtout depuis l’annexion de la Crimée en 2014 et la guerre dans le Donbass, les Ukrainiens se rangent massivement à l’idée de la nécessité d’obtenir la protection de l’Alliance atlantique.

Depuis des années, Vladimir Poutine met en avant la sécurité de la Russie, mais son objectif premier est-il de se prémunir contre l’OTAN (qui en réalité ne menace pas la Russie) ou de retrouver le contrôle de l’Ukraine ? L’échec de la politique russe vis-à-vis de l’Ukraine est retentissant. On peut comprendre que, vu de Moscou, « perdre » l’Ukraine serait terrible, ce serait entre autres un signe manifeste de l’érosion de sa puissance. Mais plus la Russie menace l’Ukraine et plus elle la convainc de la nécessité de s’ancrer à la communauté euro-atlantique.

Anne de Tinguy est professeur des universités émérite à l'INALCO et chercheur au CERI-Sciences po. Elle est auteur entre autres de La Russie dans le monde, CNRS Editions 2019, et directrice de « Regards sur l'Eurasie », une publication annuelle dans la collection « Les Etudes du CERI », en ligne, dont le dernier volume vient de paraître.

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